Parce que les visites me donnent souvent l’occasion de constater qu’en théorie tout est simple, mais que la pratique m’est bien souvent plus compliquée à expliquer correctement, voici un billet décorticage inspiré d’un des sujets que je trouve toujours délicat à aborder.
Le sujet épineux du jour concerne la nudité et l’art.
Petit rappel, je ne prétends pas avoir de qualifications particulières sur chaque point que j’évoque (je ne suis ni anthropologue, ni sociologue, ni psychologue etc.), ne prenez donc ces réflexions personnelles que pour ce qu’elles sont et gardez en tête que ma vision est essentiellement européenne de part mes origines et ma formation.
Comme toujours, que vous soyez d’accord ou non, prêts à approfondir la question ou à rectifier mes propos, la section commentaires vous est ouverte 😉
Prêt à plonger ?
Un peu trop froide ?
Reprenons alors plus doucement… Tout le monde est là ?
Force est de constater que sur ces photographies tout le monde n’est pas accoutré de la même façon et que ces messieurs notamment semblent moins pudiques ! Certains ne cachent d’ailleurs pas grand-chose de leur anatomie. Peut-on être dénudé même avec des vêtements ?
Imaginer pour ces dames des années 1900 des bikinis tels que portés de nos jours paraît cependant inconcevable… Où commence le fait d’être nu ? Pourquoi une telle différence de genre ?
Quelques questions émergent ne serait-ce qu’avec ces clichés centenaires…
Que désigner sous le terme nudité ?
Histoire d’essayer de cerner au mieux le sujet autant se mettre d’accord tout de suite sur les termes. En l’occurrence, c’est d’accord avec moi-même puisque vous ne pourrez réagir qu’après coup, mais vous voyez l’idée 😉
nudité ➡ absence totale de vêtement ?
Si seulement cela pouvait être si simple 🙄
La subtilité du problème tient au fait que la nudité n’est pas qu’un nom mais un concept qui dans la vie de tous les jours se voit rattaché autant à un dévoilement du corps qu’à la sensualité qui provoque une réaction d’attirance.
C’est réglé alors ? Nudité ➡ corps peu couvert voire pas du tout et/ou pose se voulant sensuelle ?
Cette tentative de définition trouve assez vite ses limites puisque les critères varient selon les époques, les lieux, les groupes sociaux et culturels :
- pensez aux pays où il fait chaud (Égypte, Grèce, Tahiti…) et vous aurez rapidement des images de personnes bien peu habillées voire pas du tout selon nos critères occidentaux.
- pensez à certains de ces mêmes pays en vous concentrant sur l’époque actuelle : l’habillement très léger est devenu l’exception plutôt que la règle alors que les températures n’ont pas fondamentalement changé.
- pensez aux grandes villes où en quelques minutes dans certains quartiers vous pouvez croiser un minishort moulant, un débardeur, un hijab, un crâne rasé, un boubou, une robe dos nu, un sari…
La tenue de bain me semble un excellent révélateur de cette complexité, entre le bikini et le burkini il y a tout un monde qui ne s’accorde pas sur le début ou la fin de la nudité et par conséquence de la pudeur.
Une petite anecdote personnelle qui me semble corroborer cet état de fait. Lors d’un séjour au Cambodge en compagnie d’autres jeunes dont des femmes, le fait que celles-ci se soient baignées en maillot à l’européenne dans le Mékong loin d’une zone touristique avait beaucoup dérangé les habitants avec qui nous avions pourtant des rapports cordiaux alors que sur des plages à une centaine de kilomètres de là, cette tenue de vacanciers en goguette était la norme et ne créait pas d’incident. La tolérance vis-à-vis du corps dénudé peut donc varier très rapidement, même dans un pays dont les temples, admirés par tous, sont couverts de danseuses aux formes voluptueuses et pas franchement couvertes.
💡 Par commodité, quand j’emploierai dans ce billet le terme « nudité », il désignera généralement donc tout corps non habillé des pieds à la tête dans une tenue de ville occidentale habituelle (haut des jambes, parties génitales et torse couverts).
Petit tour d’horizon de la nudité dans l’art
Une image vaut 1000 mots alors plutôt que de vous lister tous les nus ou personnages dénudés les plus connus de l’histoire de l’art, je vous propose une sélection subjective :
Et oui, beaucoup de nus ou de corps dénudés dans l’art, pour plein de sujets et de raisons différentes d’ailleurs ! Ce n’est pas pour rien que Facebook et les autres réseaux sociaux se prennent régulièrement les pieds dans le tapis de la censure avec les images d’œuvres d’art.
Pourquoi la nudité pose-t-elle problème ?
Cela va peut-être vous sembler une suite d’évidences, mais il me parait plus sûr de vous décrire ce que je comprends des raisons pour lesquelles nous ne nous baladons pas tous nus quand cela nous chante. J’en vois trois grands types de raisons que je classe de la manière suivante :
- Désir / inné
- Religions / culture
- Ordre public / esthétique et hygiénisme
- Désir
Je vais partir du principe que nous sommes entre personnes qui ont accepté les grands principes de l’évolution et que nous sommes des animaux au même titre qu’un lapin ou qu’un bonobo. Bien que nous ayons un niveau de conscience de nous-même et de nos actions a priori bien plus élevé que les autres animaux, il n’en reste pas moins que nous sommes mûs de manière plus ou moins consciente par les mêmes impératifs biologiques ancrés depuis des millions d’années dont le plus fort consiste à survivre suffisamment longtemps pour se reproduire et perpétuer l’espèce.
C’est un brin rude dit comme ça d’ailleurs… Ah cher, très cher libre-arbitre malmené par nos sens !
Toujours est-il que le désir que nous pouvons éprouver pour une autre personne s’inscrit dans cette dynamique reproductive (d’autant plus dans le cas de l’hétérosexualité). Nous n’avons pas à proprement parler de période de chaleur ou rut commune où nous nous retrouvons pour nous reproduire avec le premier spécimen venu, évidence me direz-vous, mais l’humain a cependant des signes extérieurs de maturité biologique reproductrice (pas psychologique, j’insiste !) que l’on nomme puberté (pilosité, développement de la poitrine chez les femmes, augmentation du volume du pénis chez les hommes etc.). Autrement dit, notre désir répond à des stimuli visuels concrets. Le déclencheur olfactif est débattu scientifiquement, surtout la notion de phéromones humaines d’ailleurs, mais j’ai envie de dire que pour les œuvres d’art jusque-là nous ne sommes pas trop concernés !
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, la part acquise, consciente, culturelle et personnelle est très importante également, d’où l’existence de camps nudistes n’étant pas nécessairement vus comme des lupanars par les utilisateurs, d’où des attirances pour des types de personnes différentes, d’où le fait que de nos jours la puberté ne soit plus vue dans la plupart des pays comme synonyme de feu vert pour le mariage ou la procréation. Malgré tout, le choix de nos partenaires (quand on l’a) découle d’un ensemble des composantes « innées » et « acquises » qui vont pour la grande majorité d’entre nous déclencher une réaction de désir devant une personne dénudées répondant à nos « goûts ». La pulsion animale n’est pas une excuse valable pour des comportements inapropriés (consentement est le mot-clé), mais ne doit pas être sous-estimée pour comprendre notre rapport aux autres.
- Religions
La plupart des religions à ma connaissance se sont exprimées ne serait-ce qu’un peu sur le corps et par extension sur son dévoilement ou non.
Judaïsme, christianisme et islam ayant en commun de se baser toutes les trois sur la partie la plus ancienne de la Bible et surtout une supposée filiation remontant à Abraham, on pourrait se dire qu’elles sont d’accord sur les fondamentaux. C’est le cas sur un point : la nudité est liée à une question de moralité elle-même découlant de la connaissance du bien et du mal que acquièrent Adam et Ève en croquant dans le fruit interdit.
Les trois grands monothéismes (les seuls où j’oserais m’aventurer, avis aux lecteurs ayant des compétences dans d’autres) ne vivent cependant pas ces questions de la même manière. Il ne me paraît donc pas inintéressant de retracer ces différences ne serait-ce qu’à grands traits forcément simplistes.
Côté chrétien, clairement celui que je maîtrise le plus, on associe souvent le rapport à la nudité au « péché originel », une grande faute quasiment universelle dont le fait de couvrir sa nudité n’est qu’un aspect du pétrin dans lequel Ève, la Femme, aurait mis l’humanité entière (origine ou justification postérieure d’une supposée supériorité de l’homme sur la femme).
Côté juif, cette faute n’existe pas avec la même intensité par rapport à cette fringale interdite et si les deux naïfs s’habillent ce n’est que pour ne pas embarrasser l’autre par la présence de leur corps : avant ils se concentraient sur la beauté intérieure si j’osais ce parallèle avec un concept romantique actuel. Les interdits sont donc de l’ordre familial ou concernent les personnes de sexes opposés. Ceci n’exclue pas la nudité dans le cadre de la procréation, contrairement à certaines rumeurs coriaces, puisque cette dernière serait souhaitée par Yahvé.
C’est côté islamique que les choses se compliquent peut-être le plus puisque de par le peu d’unité structurelle et la part de régionalisme dans le développement de cette religion, la position fut très variée. Adam et Ève seraient cependant aussi responsables l’un que l’autre de la faute, une « égalité » qui pourrait en surprendre plus d’un quand on voit la place inférieure laissée à la femme dans de nombreux pays musulmans… La nudité n’étant pas à proprement réprouvée dans le Coran (pensez aux hammams, harems et autres danses orientales qui ne se seraient jamais développées sinon), mais les parties du corps de la femme à cacher (awra) se voient débattues et encadrées de façon extrêmement strictes par certaines branches de l’islam, à tel point que pour certaines, être nu consiste simplement à exposer n’importe quelle partie de son corps à tout autre homme que ceux de sa famille, d’où le fait que la burqa, vêtement tenant plus de la combinaison intégrale, est devenue la tenue féminine emblématique de l’islam, notamment en Afghanistan.
Encore une fois, ceci est très voire trop simplifié, mais je ne veux pas vous perdre en prolongeant ad nauseam l’exploration des marécages des différents argumentaires religieux.
Une petite histoire pour conclure cette section : saviez-vous que Noé, oui le papy déluge avec son bateau, une fois descendu de son arche se serait tellement saoulé avec le vin tiré du raisin à peine planté qu’il s’endormit nu non loin de ses enfants et petits-enfants ? Lors de son lendemain de cuite difficile, il aurait même maudit un de ses petit-fils, Canaan, le condamnant à être esclave de ses oncles.
Cet épisode biblique fut longtemps utilisé comme prétexte pour justifier la traite négrière ou le racisme malgré l’existence de réfutations claires, nettes et sans bavures telles que celle du militant abolitionniste Benjamin-Sigismond Frossard (lire sur Gallica) dès 1789.
- Ordre public
La nudité totale est liée à la question sexuelle au niveau législatif et à la notion d’exhibition, donc à une volonté de se montrer. Nous naissons nus comme des vers, mais ce n’est pas par la suite notre état naturel. Du moins c’est ainsi que l’on peut comprendre cette position de la loi.
Vous avez peut-être déjà entendu parler des interdictions de se promener en maillot de bain hors de la plage dans certaines villes françaises ? Figurez-vous que cette question de moralité est de plus en plus difficile à justifier en terme d’ordre public auprès des tribunaux et que la subjectivité est tellement de mise que les questionnements sur leur légitimité sont réguliers, jusque dans le courrier des maires de France.
Pourquoi même une semi-nudité dérange-t-elle ?
Je vois dans ces arrêtés une question non pas de rapport au désir, mais de maîtrise de l’image d’une population. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, nos vêtements peuvent être autant d’uniformes qui nous caractérisent comme population « homogène » que de façons de nous distinguer et nous ne sommes pas habitués à voir la diversité des corps. Les bourrelets de chair sont cachés, les os pointant sous la peau aussi… avec nos vêtements nous atténuons les variations visibles des corps. Ce n’est pas pour rien que l’on retrouve dans de nombreux films ou séries TV le ressort comique de l’apparition surprise d’une personne nue âgée, obèse ou simplement pas dans les canons de beauté. Cette confrontation inattendue met mal à l’aise.
Dévoiler ce que cachent habituellement nos vêtements, même en partie, peut confronter à un certain inconnu et tout simplement à l’intime : deux éléments réputés entraîner des réactions plutôt excessives et instinctives que nuancées et raisonnée. Ceci n’excuse pas les insultes, réflexions déplacées et autres comportements idiots, mais les expliqueraient en partie à mes yeux.
Le critère hygiénique est similaire en ce sens que selon nos moyens et habitudes de vie, nos corps ne sont pas tous aussi propres les uns que les autres, au sens d’exempts de saletés et émettant un niveau d’odeur limité. C’est également un révélateur social et bien plus d’ailleurs dans le sens négatif que positif.
Il y a cependant également une idée de santé publique qui peut y être attachée (ne pas se servir du cours de crawl dans le bassin olympique pour se laver) et pour le coup, c’est peut-être le seul argument limitant la nudité dans l’espace publique auquel j’adhère en l’état actuel des choses.
D’aucun rétorqueront peut-être face à ma liste que toutes les réactions de la société et notre développement personnel découlent de l’influence passée ou présente des religions faisant office de baromètre moral, mais je tenais à essayer de creuser un peu d’autres facteurs.
La nudité en art est-elle différente de la nudité tout court ?
Si je ne vous cache pas que ce billet a mis du temps à être rédigé, une visite récente du MAMAC (Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice) m’a poussé à le terminer. Pour que vous compreniez mieux il faut que je vous raconte un petit peu l’ambiance.
Nous étions deux personnes se dirigeant tranquillement vers les espaces d’expositions après s’être déchargés de nos manteaux dans les casiers.
Rentre alors ce qui ressemblait à une famille ou plusieurs réunies… en tout cas, de jeunes adultes et 5 ou 6 enfants en âge d’aller à l’école primaire. Pardon. Rentre en trombe ! Les gamins visiblement bien excités s’amusent aussitôt à courir dans le hall et à jouer sur les marches à grand renfort de cris : bref, la récréation venait de commencer. Les réflexions des agents d’accueil/sécurité et des parents apaiseront quelques secondes les petits.
Un brin inquiets de ce que cela présageait de l’ambiance à venir (j’aime les enfants, mais pas que l’on hurle à côté de moi), mais pas forcément mécontents de voir des gens chercher à ouvrir les horizons de leur progéniture, nous montons au premier étage et découvrons alors une des expositions temporaires : Inventing Dance: In and Around Judson, New York 1959 – 1970 (prolongée jusqu’au 7 avril 2019 pour les amateurs). Je dois bien avouer que celle-ci ne m’a pas transcendé même si quelques photos et détails m’ont tapé dans l’œil. Il faut dire que ce qui devait arriver arriva : la joyeuse bande croisée au rez-de-chaussé entra dans l’exposition également.
Vous vous demandez peut-être encore pourquoi je vous raconte ceci à ce stade. La réponse est simple : à l’entrée de l’exposition un petit panneau prévenait d’images pouvant choquer ou perturber (l’avertissement standard) et une partie des images présentées étaient des nus.
Malheureusement, les enfants ont continué à courir et brailler sans être arrêtés par leurs parents, mais, plus grave à mes yeux, ils ont surtout été laissé seuls face aux œuvres ! Je suis persuadé que vous avez déjà un avis sur la question et suis presque prêt à parier que vous avez déjà interprété à votre façon ma dernière phrase. Il faut dire que non seulement je parle d’enfants (tout le monde à un avis sur la façon dont les autres élèvent leurs gosses soyons honnêtes) mais aussi de nudité (tout le monde a un avis sur les conditions dans lesquelles les autres ont le droit ou plus souvent l’interdiction d’être nus). Du coup qu’est-ce qui m’a choqué précisément ?
Berkkkk c’est dégueu
Ils sont touuuuuut nus * rires*
C’est pas beauu on voit ses nénés
Et cetera. Toutes ces petites réflexions qui fleurent bon l’enfance découvrant peu à peu son propre corps et celui des autres n’ont rien rencontré d’autre que du vide. Pas un des adultes ne semble avoir fait attention à la pancarte d’avertissement ou n’a trouvé utile de venir discuter avec la marmaille agitée, entre autres parce qu’elle comprenait encore moins que les grands (en tout cas, moi, je n’ai pas tout compris loin de là). Il n’y avait rien de franchement traumatisant non plus, je vous rassure tout de suite, mais en tout cas des visions qui pouvaient demander une certaine médiation…
Parce que oui, des gens nus, ce n’est pas quelque chose que l’on rencontre au quotidien et qui est considéré comme normal. Pourtant on en montre au musée, durant des spectacles (un peu trop souvent sans vraie raison à mon goût), sur des publicités même parfois en se prévalant de l’aspect artistique (ça ne passe pas toujours)…
Alors pourquoi la nudité est-elle si différente quand on lui accole l’adjectif « artistique » ?
Le rapport au corps est quelque chose de complexe
C’est d’ailleurs tellement complexe que je vous annonce tout de go que je ne vais pas chercher à en faire le tour ! Pas le courage 😉
Histoire de rappeler en surface de vos mémoires quelques grand thèmes au moins, je vais jouer aux mots-clés et vous donner ceux qui me viennent à ce sujet : #trop #pas assez #difforme #parfait #norme #idéal #santé #poids #Trouble des conduites alimentaires #poils #vêtements #genre #religion…
Quel bazar ! Peut-être que les vôtres ne seraient pas les mêmes (probablement quelques-uns en commun). Pas étonnant en tout cas que ce sujet soit pour moi un hénaurme mélange de valeurs artistiques, morales et culturelles au sens large…
Une inégalité se dégage quand même : globalement, la société se penche davantage sur le corps des femmes que celui des hommes et ce n’est pas pour rien que c’est un cheval de bataille régulier du féminisme, je ne me vois pas ne pas faire au moins un aparté sur ce sujet.
Réappropriation féminine et féministe
Dire que la revendication « c’est mon corps alors JE devrais décider » est quelque chose de récent serait faire une entorse à l’histoire.
On trouve facilement de nos jours des auteurs ou autrices (les deux termes sont défendables, alors merci de laisser le choix à ceux qui les utilisent) qui font un profond travail de déconstruction pour comprendre notre regard actuel et ses limites sur le corps des femmes avec des ouvrages tels que Beauté Fatale de Mona Chollet. N’oublions pas tous les questionnements personnels plus ou moins anonymes comme celui de Marie qui contribuent à ce ressac dont le bruit fait s’interroger de plus en plus d’entre nous.
Si ces lectures ne plairont pas à tout le monde, ce serait d’ailleurs étrange, ce sont des pépites à côté du verbiage délétère que pondent les machines à complexes (le marronnier des régimes pour l’été) et ignorance (les cures détox) qui forment la majorité de la presse dite féminine…
Certaines revendiquent l’utilisation libre de leur corps nu et en finissent par être presque réduites à celui-ci dans l’imaginaire collectif. En vrac, je pense aux Femen depuis leurs premières actions seins nus (manœuvre revendiquée pour attirer l’attention médiatique). Je pense aussi à l’artiste Milo Moiré, dont je suis loin d’être fan inconditionnel, mais qui s’avère plutôt incontournable sur le thème notamment. Pour ceux qui ne la connaissent pas, elle revendique sa peau comme une toile dont elle use à son gré et a réalisé notamment une performance (nudité et lien en anglais) où elle se promène nue avec un bébé dans les bras au LWL – Musée d’Art et de la Culture de Münster à l’occasion de l’exposition The Naked Life (la vie nue) et se fait notamment filmer face à des œuvres avec des personnages nus. Quoi que l’on pense du caractère artistique de sa démarche, comment être davantage dans le sujet de cet article ?
Le corps comme sujet principal ?
Pour rappel, dans la peinture académique (mainstream dirait-on peut-être maintenant ?), il existait un ordre d’importance des différents types de sujets :
- l’Histoire,
- le portrait,
- *la scène de genre,
- le paysage,
- la nature morte.
Cet hiérachie, d’abord implicite, fut mise par écrit au XVIIème siècle et perdura jusqu’au XIXème siècle sans grand changement si ce n’est l’ajout (*) de ce qu’on appelle « la scène de genre » (représentation de scènes de la vie quotidienne ou anecdotiques). Ce classement n’a pas été là de tout temps, mais marqua profondément la production artistique parce qu’elle était bien plus un cadre dans lequel s’inscrire qu’une manière de simplement trier les œuvres.
Si ce n’est le portrait, et encore le nu y est plutôt rare, aucune catégorie ne parle directement du corps. Le « nu » n’est pas un genre reconnu en soi, mais soit une manière de s’entrainer à maîtriser la représentation anatomique soit une part de la toile, mais pas réellement le sujet central (bien que personne ne soit réellement dupe).
Le traitement de la chair est quelque chose qui passionne les artistes, qu’ils soient sculpteurs, dessinateurs, peintres, chacuns et chacunes y trouve un intérêt. C’est un motif parfois presque au même titre que pourraient l’être les animaux ou plantes même si beaucoup plus impactant évidemement.
Dans les grandes lignes, j’ai l’impression qu’à partir du XIXème siècle, peut-être en partie en raison d’un certain déclin de la mainmise du christianisme sur l’art et le jugement moral associé, la recherche de caution de vertu derrière laquelle se cacher devient moins prégnante. On trouve de plus en plus de sujets représentés presque uniquement pour leur chair et parfois même dans des positions équivoques. Pour illustrer ceci, plutôt que de vous remettre la (trop ?) célèbre toile qu’est l’Origine du monde et sa composition 100% centrée sur un sexe féminin, je vous propose de revoir quelques exemples d’œuvres moins connues du même peintre, Gustave Courbet :
Oh, il existe toujours des thématiques propices ou des explications plus ou moins convaincanteS pour le public, mais parfois, non ça ne passe pas.
Ce fut le cas pour Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, comme nous le raconte un presque inconnu au style parfois assommant 😉 :
« Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande toile d’Édouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur nature dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a là quelques feuillages, quelques troncs d’arbres, &, au fond, une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d’une seconde femme qui vient de sortir de l’eau & qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n’a vu qu’elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, mais quelle peste se dirent les gens à cette époque ! Le peuple se fit une image d’Édouard Manet comme voyeur. Cela ne s’était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés & des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s’est bien gardée d’ailleurs de juger Le Déjeuner sur l’herbe comme doit être jugée une véritable œuvre d’art ; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l’herbe, au sortir du bain, & elle a cru que l’artiste avait mis une intention obscène & tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l’artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives & des masses franches. Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs & ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, & ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples & fortes, & surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page admirable dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers & rares qui étaient en lui. »
— Émile Zola, Édouard Manet, 1867, p32-34 (lire sur Gallica)
Finalement, le reproche du public ne se résumait-il pas à la question suivante : prétexte où es-tu ?
Un des passages de la Bible souvent utilisé pour placer un nu est l’histoire de Suzanne (Livre de Daniel – chapitre 13).
Belle jeune femme prennant son bain, elle est espionnée puis agressée par des vieillards qui la menacent d’un chantage : se livrer à eux ou se voir accusée d’adultère, ce qu’elle choisit et ce qui l’aurait condamnée à mort sans une intervention divine par l’intermédiaire d’un gamin (le futur prophète Daniel). Ce récit, typique de l’Ancien Testament avec cette histoire de jolie jouvencelle qui n’ayant rien demandé se retrouve objet de désir à son corps défendant et en plus se le voit repprocher, accentue d’autant plus le malaise qui peut s’installer par le sentiment de voyeurisme que peuvent donner les nus. Ne serions-nous pas nous-mêmes un peu ces vieillards profitant de la vue ?
D’ailleurs histoire de rendre les choses encore plus déplaisantes, dans les multiples variations du sujet, si de nombreuses se concentrent sur l’agression, certaines se placent juste avant, lorsque les agresseurs ne sont encore que voyeurs. Comparez donc l’effet d’une Suzanne seule et d’une Suzanne avec prédateur à l’affût…
Si je ne vous ai pas totalement perdus dans l’effroi du sort de Suzanne ou l’admiration de son fessier, vous vous rappelez que j’étais parti sur la question du prétexte que le public reprocherait aux artistes de laisser tomber (sauvons les apparences).
Entendons nous bien sur ce que je désigne par « le public ». Il y a du monde dans ces expositions, on est loin des petits cabinets privés ou de la cour du roi. Par exemple, pour le salon qui se tint à Nantes en 1886 et présenta autant des peintres académistes que les impressionnistes, on dénombra plus de 100 000 visiteurs, soit 1 Français sur 400, avec des moyens de transports… limités. En revanche, ceux qu’on écoute, ceux qu’on lit, ceux qui s’expriment de manière importante sur l’art restent une petite élite formée de membres de la presse et d’une certaine bourgeoisie lettrée. Comme tout un chacun, si ce n’est plus, les artistes ont un ego et certains développent naturellement des antipathies sévères contre leurs détracteurs réguliers.
C’est le cas de Courbet sur lequel je reviens brièvement puisqu’il me fournit un parfait exemple pour illustrer cet aspect :
Mon Vieux,
C’en est une qu’on enverra à Sainte Beuve s’il nous embête !
Gustave CT / 28 avril 49
Cette inscription manuscrite fait référence à l’écrivain et critique d’art Charles-Augustin Sainte-Beuve (et le nom « Les Débats » sur lequel la femme s’accoude est celui d’un journal spécialisé dans la critique d’art…
Sainte-Beuve n’était pas un ennemi acharné de Courbet, mais avait des idées bien arrêtées sur ce que doit être l’art. Histoire que vous ne vous fassiez pas une image trop manichéenne des méchants critiques contre les gentils artistes, je vous suggère de lire l’extrait qui suit de l’ouvrage de William Reymond (Corneille, Shakespeare et Goethe : étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle – lire sur Gallica), que Sainte-Beuve a d’ailleurs préfacé, publié en 1864 :
Je pense que les réalistes (artistiques ou littéraires) dont il est question depuis quelques années, Mrs. Courbet, Champfleury et autre, raisonnent comme je le fais sur les principes généraux, et savent fort bien que leurs études d’après nature ne seront jamais des tableaux. Seulement, fatigués sans doute de voir l’art tomber d’imitation en imitation jusqu’à l’infiniment petit, à l’infiniment gracieux, à l’infiniment idéal, ils ont voulu prouver énergiquement, brutalement peut-être, que l’art faisait fausse route, et que la nature, quelque rude, quelque vulgaire qu’elle fût, valait encore la peine d’être reproduite. Faute de pouvoir ouvrir leurs portefeuilles à la foule, ils ont exposé leurs études dans des cadres d’or et de grandeur naturelle pour faire croire à des tableaux. La foule les a frappés d’anathème, les simples ont crié au scandale, les habiles n’ont vu là qu’une réclame hardie ; mais quelques artistes ont compris […].
Je ne sais s’ils ont compris, mais toujours est-il que de nombreux artistes en cette fin de XIXème siècle ont remis en question les limites de l’Art ce qui m’amène au point suivant…
La modernité : faire abstraction !
Je taquine le jeu de mots facile comme à mon habitude, mais c’est bien la charnière entre l’art classique et l’art moderne : l’abstraction.
Faire abstraction de la réalité physique pour une réalité subjective, fugace. Faire abstraction d’un sujet pour une impulsion, une idée, un concept.
Une fois que l’on a tout remis en cause, dont la notion même de réalité, on pourrait se dire que le problème de la nudité a disparu ?
Bien évidement cela ne fonctionne que pour les œuvres réellement abstraites et dès que le figuratif pointe le bout de son nez, même de façon très symbolique, cela dérape souvent. L’exemple de la sculpture d’Anish Kapoor Dirty corner (alias « le vagin de la reine » dans beaucoup de médias) exposée dans les jardins du Château de Versailles, qui fut dégradée à de multiples reprises en est un bon exemple à mes yeux. Ce n’était pas que des tags antisémites (même si l’idiotie de cette discrimination ne doit pas aider à une certaine tolérance artistique) ! Non, non.
Il y avait notamment cette insulte : « le deuxième VIOL de la Nation par l’activisme JUIF DEVIANT ».
Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas le caractère antisémite (éminemment regrettable… autre débat), mais la qualification de déviance… Point Godwin en approche… qui rappelle le qualificatif d’art dégénéré attribué par le nazisme à tout un tas d’artistes non seulement en raison de leurs origines, mais aussi de leur émancipation des règles de la peinture académique !
Ici la déviance est probablement à comprendre comme un mélange entre l’art contemporain en général qui expérimente tout et n’importe quoi (littéralement, ce n’est pas un reproche ici), mais a la mauvaise idée (pour les taggueurs) d’en plus évoquer la sexualité sur un site éminemment important historiquement parlant. Clairement, les exemples de réactions récentes aussi vives par rapport à l’art contemporain contiennent soit une composante religieuse soit sexuelle quand ce n’est pas les deux.
Comment dans ces conditions, avec tout ce passif, réussir à analyser, comprendre et expliquer l’intérêt d’œuvres d’arts contenant de la nudité ?
Déconnecter le regard des sentiments
Pour illustrer cette idée je la comparerais à deux pratiques : les « femmes médecins chinoises » et « la suspension du jugement » dans le cadre des pratiques sceptiques (Épochè si vous voulez crâner).
Femmes médecins ou fausse pudeur de l’objet
Une pratique a fasciné les antiquaires européens se penchant sur les objets chinois au XIXème siècle.
Il était alors d’usage courant pour un médecin de se munir d’une figurine (en ivoire majoritairement, quand je vous disais qu’il était partout ce matériau) pour faire indiquer aux femmes où elles avaient mal. afin de leur éviter de se dénuder. Il se trouve… comme par hasard… que lesdites figurines (appelées « femmes médecins ») ont une propension importante à être dans des positions plutôt sensuelles ou en tout cas loin d’être simplement figées de manière neutre.
D’une part, cette pratique met en lumière la différence de qualité de traitement entre homme et femme au niveau médical et la figurine évite de taire totalement un mal pour des questions de pudeur, pis-aller relatif, et d’autre part elle montre que même comme outil théoriquement à vocation fonctionnelle et qui plus est trouvant sa justification dans une notion de pudeur, le corps féminin y était présenté comme objet esthétique (voire érotique pour nos yeux européens) !
Difficile de ne pas y voir une dichotomie intrigante.
Suspendre son jugement pour mieux comprendre
Si vous avez écouté ou lu certains vulgarisateurs cherchant à partager les pratiques sceptiques ou de manière plus général à promouvoir un rapport raisonné au monde qui nous entoure, vous avez probablement entendu ce conseil : « suspendez votre jugement avant d’analyser un argument ». Sur le principe, c’est l’idéal en effet ! Comment être prêt à entendre de manière rationnelle une idée possiblement juste qui va l’encontre de nos croyances si l’on est fermé par principe à la possibilité que celle-ci puisse être vraie ?
Le problème étant dans l’énoncé : si l’on a besoin de chercher à suspendre le jugement, c’est que nous sommes autant des êtres rationnels qu’irrationnels. Il nous est extrêmement difficile de parler d’un sujet complexe et nuancé sans garder au fond de nous des aprioris : 1 mouton + 1 mouton = 2 moutons, ça c’est bon, mais à partir de combien de têtes est-ce un troupeau par exemple ?
Dans quelle gare arrivera donc ce train de pensées ?
Beaucoup de contexte pour en arriver là, mais bien peu de solutions et surtout aucune miraculeuse 🙁 . Ma conclusion pour l’instant est qu’il y a des postures qui sont souhaitables dans l’absolu pour un monde plus juste et tolérant, mais restent de l’ordre de l’utopie à mes yeux, que ce soit la suspension de jugement sceptique ou réussir à apprécier un nu sans y voire d’érotisme.
Oui, je préfère un monde où le désir a sa place plutôt qu’un monde où il est sans cesse réprimé.
Non, je ne veux pas que la part sensible qui fait l’humain reste prétexte à l’objectification des femmes ni de quelque humain que ce soit en général.
J’ai bien conscience qu’il y a sûrement déjà des milliers des textes bien plus précis, pertinents, percutants et tutti quanti sur le sujet notamment via le prisme du féminisme, mais en tant qu’amateur, étudiant puis professionnel masculin dans le monde de l’histoire de l’art, c’est un questionnement qui me suit depuis des années et dont je voulais à la fois poser les tenants et aboutissants par écrit pour moi-même et avec l’envie et l’espoir de m’ouvrir de nouvelles pistes.
Merci d'avance !
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La solution à la question, selon Terry Pratchett (Thud!) :
« He knew in his heart that spinning upside down around a pole wearing a costume you could floss with definitely was not Art, and being painted lying on a bed wearing nothing but a smile and a small bunch of grapes was good solid Art, but putting your finger on why this was the case was a bit tricky.
“No urns,” he said at last.
“What urns?” said Nobby.
“Nude women are only Art if there’s an urn in it,” said Fred Colon. This sounded a bit weak even to him, so he added: “Or a plinth. Best is both, o’course. It’s a secret sign, see, that they put in to say that it’s Art and okay to look at.”
Ahah ! Je ne connaissais pas cette citation (le peu que j’ai découvert de lui jusqu’ici me fait me dire que je devrais me jeter sur ses livres pourtant), mais elle est d’une pertinence rare. D’autant plus qu’en ce moment je présente dans un musée d’Art contemporain une oeuvre de Didier Vermeiren (Monument à Victor Hugo, 1991) qui se compose d’un socle sur un autre socle, ce qui me donne l’occasion d’expliquer qu’un piédestal ou un cadre avait généralement pour but de souligner la qualité d’art de qui était dedans ou dessus et que l’on s’en dispense maintenant globalement en contemporain… Autant dire que si c’est un nu en art contemporain sans socle ni accessoire Nobby et Fred Colon sont mal barré pour savoir s’ils peuvent regarder en tout bien tout honneur ou pas 😉
PS : ça me fait toujours très plaisir de voir que des personnes dont j’admire le travail prennent le temps de passer faire un tour et même de laisser un commentaire. Merci 1000 fois.