Il y a quelques jours, alors que je visitais l’exposition Tromelin – l’île des esclaves oubliés au Château des ducs de Bretagne de Nantes, l’ami avec qui j’étais a attiré mon attention sur une mention qui nous a amusés :
l’Arabie Heureuse.
Que vous connaissiez ou pas ce nom, je vous invite à embarquer, de nombreuses escales sont prévues et la destination pourrait vous surprendre !
Quel est le rapport avec Tromelin ?
L’exposition se composait en fait de deux parties : une première présentant l’histoire globale de l’échouage du navire l’Utile (vous noterez l’ironie du nom) en 1761 et la seconde partie montrant les recherches archéologiques menées sur place par le G.R.A.N. et l’Inrap.
Pour situer rapidement le contexte, dans une période florissante d’échanges maritimes avec la Compagnie française des Indes orientales, le capitaine de l’Utile censé faire uniquement du ravitaillement décide d’essayer de se faire un joli pactole en embarquant près de 160 esclaves malgaches.
Quelques miles nautiques plus loin : naufrage sur l’île de Sable !
Autant dire que ce n’est pas la plus accueillante du monde, dépassant à peine des flots, ses 1km² de surface n’abritent que quelques arbustes battus par les cyclones…
Des 210 rescapés (équipage et esclaves) en 1761, ils ne sont plus que 7 femmes et 1 bébé lorsque Jacques Marie de Tromelin vient les sauver 15 ans plus tard. On renomme bien sûr l’île au passage 😉
Ok, une histoire incroyable me direz-vous, mais l’Arabie Heureuse dans tout ça ?
C’est que pour naviguer (ou du moins tenter) dans ces eaux de l’Océan Indien vous vous doutez bien que les navigateurs ont cherché à dresser des cartes et sur l’une de celles exposées se trouvait la fameuse mention !
Arabie Heureuse – d’où vient ce nom ?
Après cette introduction plus que longuette, mais que je tenais à faire pour attirer votre attention sur cette histoire passionnante, il est l’heure de remonter ensemble le fil du temps.
Si l’on regarde une autre carte on note que le nom n’est plus « Heureuse »
mais « FELIX ».
Simple question de langue ? Pas seulement, non.
Pour ceux qui auraient quelques souvenirs de latin ou leur dictionnaire Gaffiot sous la main, il ne vous aura pas échappé que chez les romains : un chat FELIX ne mangeait pas forcément des croquettes, mais était heureux 😉
Il faut donc remonter au moins à l’époque où Rome avait ses succursales dans quasiment tout le monde connu pour comprendre ce nom présent sur une carte maritime illustrant l’histoire d’un naufrage près de 2000 ans plus tard.
J’adore ! 🙂 C’est typiquement le type de détails sur une image qui nous emmène là où l’on n’aurait jamais pensé aller.
Mais pourquoi « heureuse » ? Allez !
Oups, je commence à étirer un peu trop le suspense peut-être ?
Si l’on en croit le grand manitou Wikipedia que certains auront peut-être déjà été consulter (petits malins), il s’agirait d’un nom marquant le contraste entre les terres accueillantes, car relativement humides tandis que le reste de l’Arabie s’avère plutôt hostile avec son désert aride.
Ça nous fait une belle jambe toussa, c’est bien loin de nous !
Et pourtant pas tant que ça comme vous allez le voir…
L’Arabie Heureuse occupait une place insolite dans la vie politique française, comme bien d’autres pays lointains. Elle était utilisée comme artifice pour critiquer discrètement le pouvoir français sous couvert de parler d’un autre pays. Un des exemples les plus connus de ce type de critiques détournées est Montesquieu avec ses Lettres persanes, pour esquiver la censure ne l’oublions pas.
Pour preuve de ce que j’avance, observez cette lithographie issue de Gallica sous-titrée Obelisque élevé à la gloire d’une révolution, et découvert en 1830, au juste milieu de l’arabie heureuse, par une caravane d’épiciers doctrinaires.
Cette image se veut une critique de Louis-Philippe et de ses défenseurs dans la même veine que celle qu’Honoré Daumier publia dans le journal La Caricature puis Charivari, dirigé par Charles Philipon, premier quotidien satirique illustré du monde !
Un charivari signifiant une désapprobation bruyante, vous comprendrez que le nom a été choisi avec soin et ne serez pas étonnés des nombreuses condamnations judiciaires qui ont égrené la vie du quotidien…
Si la critique satirique ne rend pas vraiment l’Arabie heureuse actuellement (euphémisme), on ne peut nier qu’elle est source de débat quant à la liberté d’expression, la définition de nos valeurs et surtout terreau fertile de créativité…
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Une bien beau voyage maritime linguistique et historique ! Et un regard aiguisé sur cette expo, merci pour le partage !
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